L’Argent et la Vertu
Par A. Aziz Mbacké Majalis
(L’Argent d’Aliko Dangote face à la Vertu de Serigne Saliou Mbacké)
Nous nous réjouissons de la réaction à la fois ferme et profondément digne que vient d’exprimer Serigne Moustapha Saliou (voir la vidéo), au nom de ses frères, mais également de toute la communauté mouride qui se doit, en ces moments, de leur manifester sa solidarité sans faille. A l’analyse, cette affaire dite « Dangote », qui ne cesse de révéler de jour en jour de nouvelles facettes qui dépassent le simple cadre d’un banal conflit domanial, est entrain de prendre des allures qui ne manquent point de nous interpeller. Parmi ces éléments qui nous semblent mériter une réflexion approfondie, nous pouvons en citer trois :
Primo : cette affaire met à nu, à notre avis, la duplicité notoire (que nous avons toujours dénoncée) et la tradition de double langage de nos gouvernants envers les autorités religieuses. En effet, à l’analyse, une telle situation est le résultat du double jeu de l'ancien régime qui, tout en semblant, d'un coté, soutenir Serigne Saliou dans son œuvre (en proclamant ostensiblement sa « mouridité »), n'a pas hésité, de l'autre, à s'allier secrètement à Dangote pour des intérêts purement pécuniaires. C'est un secret de Polichinelle de dire que le milliardaire nigérian n'aurait jamais osé empiéter de manière aussi brutale sur les terres d'autrui et ignorer si impunément jusqu’ici tous les arrêts judiciaires l'ayant mis en demeure qu'avec l'assurance d'un soutien ferme et occulte en « haut lieu ». Le régime actuel, probablement pour d'autres raisons, semble malheureusement être dans les dispositions de perpétuer ce double jeu, en intervenant maladroitement dans le terrain juridico-administratif, avec force engagements démagogiques envers chacune des parties, dont le résultat est une cristallisation progressive et exacerbée de l’opinion et des différents protagonistes. Alors que les possibilités d’une solution à l’amiable à cette affaire étaient plus qu’évidentes : l’une des parties ayant reconnu son délit par écrit et ayant déjà exprimé sa volonté de dédommager la partie lésée avec qui elle avait même convenu de certaines modalités de règlement…
Secundo : à l’analyse, ce conflit constitue un révélateur du « choc des systèmes » au Sénégal (entre le système laïque-sécularisé et le système religieux-traditionnel), symbole du « Nouvel Ordre  National » promu par la nouvelle République-NTS, que nous avons déjà théorisé. En effet, le système idéologique laïque, ayant depuis toujours plus ou moins traité les religieux sous l’angle du « mal nécessaire » auquel l’on ne fait appel qu’au moment de joutes électorales ou en temps de crises (rôle de médiateurs sociaux, relais auprès des masses etc.), appréhende in fine ces « chefferies religieuses féodales » comme d’injustes « accapareurs de terre » dont la « boulimie foncière » est sans limite etc. Ceci, tout en feignant d’ignorer le rôle notable d’éducation et d’orientation des masses d’une partie de ces mêmes « chefferies », mais aussi leur rôle d’opérateurs économiques de premier plan, à travers la mise en valeur des terres par l’agriculture, l’élevage etc. En effet, si les différents régimes qui se sont succédés à la tête de notre pays, de la colonisation à l’Etat postcolonial, ont consenti à céder des milliers d’hectares à des guides religieux, c’est en grande partie due à leur conscience que ces derniers étaient en réalité les seuls « opérateurs privés » locaux capables de mettre en valeur à grande échelle ces terres. Khelcom en est l’exemple le plus éclatant. Le paradoxe est que les pourfendeurs qui fustigent l'attribution de terres par l’Etat à des opérateurs religieux (pour l’éducation, l’agriculture et l’élevage) ne s’offusquent pourtant jamais, assez étrangement, que ce même Etat puisse attribuer gracieusement d’autres terres à des ASC et fédérations sportives pour y construire des stades ou des terrains de football, à des promoteurs touristiques pour y construire des hôtels ou casinos, aux amateurs de lutte pour ériger une arène nationale sur le site du Technopole appartenant pourtant au contribuable qui n’est pas forcément féru de ce sport etc.
Dieu et la République
Ainsi la persistance du cliché inique sur les « mare-à-boue » « accapareurs de terre » dans le schéma laïciste, fréquemment relayé par certains médias populaires, nous semble expliquer également, bien qu’en partie, la légèreté avec laquelle l’Etat a décidé de prendre partie dans le litige de Dangote et le fait que, malgré les changements de régime, les méthodes semblent y être sensiblement les mêmes. Il existe ainsi, au-delà des pratiques particulières de Wade ou de Macky, un réel problème de paradigme dont l’un des soubassements idéologiques est que notre République éprouve encore du mal à formaliser la place des instances religieuses et de leurs acteurs dans l’échiquier socio-économique (l’héritage profondément gauchiste du régime actuel et sa conviction sur l’affaiblissement de l’autorité des religieux, à travers la fin présumée du Ndigël, constituant des éléments aggravants de cette carence). Cette république n’a-t-elle pas toujours aspiré, au contraire, confiner ces religieux dans leurs mosquées et sur leurs tapis de prière, à chaque fois qu’elle estime n’avoir plus besoin de leurs plaidoyers auprès des masses, pour mieux les empêcher d’intervenir dans l’espace public utile (qui est politique par essence) ? N’est-ce pas cela le véritable sens de la « séparation de la Mosquée et de l’Etat » prôné par le schéma laïque hérité de la France ?
C’est donc dire, qu’au-delà de cette affaire Dangote, il se pose, à notre avis, le problème plus profond de la place même des instances religieuses et de leurs acteurs (ordinaires ou pas) dans l’architecture républicaine de notre pays, et celui de leurs droits à jouir officiellement des mêmes prérogatives et facilités que les autres entités dites « républicaines » (instances sportives, associatives, économiques etc.). Afin surtout que dans le futur toute contribution ou appui de l’Etat à la noble mission desdites instances religieuses ne soit plus appréhendé en termes de corruption ou de clientélisme. En foi de quoi doit-on trouver normal, par exemple, que l’argent du contribuable sénégalais puisse être dissipé dans les tournois sportifs internationaux où nos soi-disant « Lions » (voyageant gracieusement sur notre avion présidentiel spécialement affrété) parviennent rarement à décrocher ne serait-ce qu’une médaille en bois, sans que les mêmes moyens ne puissent être employés à financer des daaras et des champs ?
- Tiertio : le camp Dangote a jusqu’ici utilisé, avec certainement l’onction tacite d’ « en haut », la machine des médias relais, chargés de « fabriquer le consentement » de l’opinion publique régulièrement soumise au roulis de ses arguments médiatisés. Arguments d’une telle mauvaise foi et d’une légèreté si assommante que l’on éprouve un certain mal à comprendre comment ils ont pu prospérer jusqu’ici, si ce n’est qu’à travers la puissance financière du milliardaire nigérian et la corruptibilité avérée de certains mercenaires de la plume et de la voix.
Quels sont les arguments avancés pour justifier l’occupation illégale des terres du Saint homme ?
L’argument de la création d’emplois
Ceux qui utilisent cet argument se souviennent-ils seulement du nombre d’enfants de ce pays que Cheikh Saliou Mbacké et ses héritiers ont formés et éduqués dans les valeurs de l’Islam et ont préparés pour être les meilleurs citoyens de ce pays ? Pourquoi ne citent-ils pas, puisqu’on est à l’ère du chiffre et de la matière élevés de nos jours au dessus de l’âme et du cœur des hommes, les milliards que dépensaient Serigne Saliou pour entretenir, sans aucune contrepartie de leurs parents ou de la République, des centaines de milliers de fils de ce pays (selon les statistiques de 2007 : 28 daaras où résidaient près de 10 000 élèves, encadrés par 336 professeurs) ? En quoi les emplois créés par un investisseur étranger (dont une bonne partie des bénéfices seront, directement ou non, réinvestis dans son pays d’origine ou ailleurs) valent-ils mieux que les années de sacrifice de Serigne Cheikh Saliou et celles de son digne héritier, Serigne Cheikh, pour former des générations de citoyens dans la Voie de l’Islam ? Eux dont tous les « bénéfices » sont entièrement réinvestis dans le Sénégal et chez les sénégalais ? Economiquement parlant, la construction d’une cimenterie est-elle nécessairement plus judicieuse dans le long terme que des projets qui favorisent le secteur primaire (agriculture et élevage), surtout au vu de la vocation agricole de la zone de Pout ? Ecologiquement parlant, dispose-t-on, à propos de la future cimenterie, de toutes les garanties en l’absence desquelles des régions européennes s’opposent souvent à certains projets qui, tout en étant créateurs d’emplois sur le court terme, peuvent impacter négativement sur leur environnement de façon plus significative dans le long terme ?
Cette nouvelle doctrine de l’ « employisme » à laquelle beaucoup de sénégalais « modernes » (noyés dans la matérialité ambiante) semblent plus que jamais convertis (car, au-delà de ce cas spécifique, il suffit maintenant dans notre pays de prouver que telle activité peut générer tel nombre d’emplois pour la rendre aussitôt acceptable, même si celle-ci est ouvertement réprouvée par l’Islam, par la morale ou l’écologie) fait ainsi fi de tout notre patrimoine historico-religieux. Histoire qui démontre pourtant que l’essentiel des grands centres économiques de ce pays étaient à l’origine des champs et des daaras. Qui a valorisé le front pionnier du Sénégal des profondeurs pour en faire de nos jours des lieux vivables et productifs contrebalançant l'exode rural, aménageant un corridor socio-économique allégeant la pression sur la capitale ? Qui a osé exploiter les terres rurales et hostiles de l’hinterland sénégalais au moment où beaucoup préféraient la vie plus cossue des Quatre Communes, si ce ne sont des marabouts comme Serigne Saliou ?
En outre, la mauvaise foi des défenseurs « employistes » du promoteur Nigérian est d’autant plus évidente qu’ils négligent délibérément la constance des principes élémentaires de justice au profit d’un utilitarisme indécent. En effet, pourquoi nul d’entre ces souteneurs n’accepterait que sa propriété ou son lieu d’habitation soit illégalement occupée par une tierce personne sans son consentement, du simple fait que cette dernière va y créer des emplois ou je ne sais quoi ? Depuis quand l’aspiration au bien public (quand bien même cela serait le cas) l’emporterait-elle sur la légalité et la justice envers un quelconque citoyen lésé dans son droit le plus élémentaire ? Du moment où le milliardaire nigérian reconnait lui-même formellement par écrit sa faute, la morale la plus triviale permet-elle de se faire son défenseur, sans lui conseiller plutôt de chercher une solution à l’amiable ? Si l’argument économique du nombre d’emplois peut désormais tout faire accepter dans notre pays, pourquoi alors déguerpir les marchands « ambulants » de nos rues pour une simple « occupation illégale » de la voie publique, sachant que cette activité permet à des milliers de jeunes de nourrir leurs familles et que les lieux qu’on leur fait quitter leur permettaient de vendre dix fois plus et de mieux contribuer au PIB ? Pourquoi en 2011 les conditions litigieuses de cession des terres de Fanaye à des investisseurs italiens ont-elles fait l’objet de levée de boucliers de la part de la société civile jusqu’à son annulation ; ceci malgré les potentiels avantages de la société Senethanol qu’ils voulaient y créer (apport de près d’un milliard à la communauté rurale, construction de deux hôpitaux, 12 forages, des collèges, des lycées et d'autres infrastructures) ?
L’argument du détachement envers les biens terrestres
L’autre argument-piège utilisé par les partisans de Dangote, se fondant sur un prétendu attachement aux biens terrestres des propriétaires spoliés (contrairement à leur père soufi), ne suffira pas à lever ce point de principe important, aussi bien en Islam (la notion de droit ou haqh y étant fondamental) qu’en droit dit « positif ». Est-ce un signe d’amour du bas-monde que de ne pas accepter que n’importe quel riche businessman, parce qu’il jouit d’une puissance financière conséquente capable d’acheter les consciences, s’accapare de notre patrimoine, en usant de subterfuges et de dilatoire ? (Serigne Moustapha Saliou ayant excellemment et avec une rare dignité clarifié ce point, nous n’avons nullement besoin d’y revenir, ni de rappeler les précédents judiciaires dans l’histoire de l’Islam et celle du Mouridisme : affaire Tallerie, entrepreneur français de la mosquée de Touba, contre la communauté mouride etc.).
Nous nous contenterons simplement (par souci pédagogique) de rappeler la vraie définition de l’amour du bas-monde donnée par Cheikh A. Bamba pour qui l’ascétisme et le détachement envers les biens terrestres (zuhd ou dëddu adduna en wolof), tant loués chez les véritables hommes de Dieu et les soufis, ne consiste pas nécessairement à vivre dans la misère et à renoncer à toute forme de richesse, mais plutôt à en détacher soncœur et à toujours privilégier, dans tous ses actes et propos, l’au-delà à la vie de ce bas-monde : « [Parmi les graves dangers dont tout homme doit se méfier] figure l’amour de ce vil bas-monde, dénué de toute valeur et méprisable auprès de Dieu. Détourne en donc ton cœur, en pratiquant l’ascétisme afin d’échapper à ses tentations. Le véritable ascétisme (Zuhd)consiste, selon les érudits,  à cesser de viser dans son cœur les intérêts purement matériels, pour la Face de Dieu. Ainsi je te recommande de ne jamais te réjouir outre mesure pour l’acquisition d’un bien terrestre, ni de t’attrister pour la simple perte d’un quelconque bien matériel. Car l’attachement à la vie de ce monde constitue assurément la mère de tous les vices, bien que cette réalité semble échapper à la plupart des gens… En effet, l’ensemble des maux provient de l’amour du bas-monde, la raison pour laquelle toute personne dotée de clairvoyance et de tempérance néglige les affaires purement terrestres. Quant à celles-ci, elles peuvent être divisées en trois catégories : (1) les choses illicites qui mènent vers l’éviction [du Voisinage Divin], vers le châtiment, le vide spirituel et le voilement, (2) les choses à la licité douteuse dont l’usage entraîne la Réprobation Divine, les ténèbres, le blâme et les litiges au Jour de la Résurrection, (3) les choses tout à fait licites, mais dont l’usage dans l’arrogance engendrera un dur règlement des comptes (hisâb), alors que leur utilisation pour la parade, les vaines rivalités, les simples plaisirs et les vains divertissements suscitera le châtiment et la détention le Jour du Jugement. Toutefois, [il est considéré comme tout à fait louable] de conserver des biens licites à titre préventif, par compassion pour ses semblables ou pour assurer sa propre subsistance. Ceci, afin de ne pas dépendre des autres et de sauvegarder sa foi et son honneur. Sache que le fait de disposer du strict nécessaire en ce monde vaut mieux qu’une extrême pauvreté et des biens opulents amassés pour l’avenir. Le riche qui fait preuve de reconnaissance envers Dieu est assurément supérieur au pauvre qui fait preuve de patience…» (Masalik, v. 695-709)
Conclusion
Pour nous résumer, nous pensons que si cette affaire est entrain de devenir aujourd’hui une véritable « affaire d’Etat » au sein de la communauté mouride, c’est parce que les différents régimes qui nous gouvernent, de même que la partie fautive, n’ont pas joué franc jeu et ont fait preuve d’une irresponsabilité notoire dans sa gestion. Cette situation étant aggravée et fortement viciée par le discours anticlérical (à la fois mouridophobe et marabophobe) habilement distillé par certaines franges laïcardes des élites et de l’opinion tapies dans l’ombre dont le discours tendancieux de haine et de rejet indéterminé des religieux contribua à épaissir le débat. Excès qui auront au moins réussi l’effet inverse de braquer d’autres franges significatives de la société sénégalaise qui imputeront désormais toute responsabilité d’un dénouement défavorable de cette affaire à l’actuel régime. Ce dernier étant appelé à en payer éventuellement tous les pots cassés. Alors que le bon sens le plus élémentaire commandait simplement de voir comment rendre justice aux propriétaires légitimes, tout en préservant un investissement qui, quoi que l’on en dise, serait de nature à profiter à des populations qui ne sont nul autre que nos parents, nos frères musulmans, nos condisciples mourides et nos enfants. En somme, à tout notre peuple qui bénéficierait ainsi de plus d’emplois, certes, mais aussi, cela n’étant pas moins important, de plus d’éducation et de principes éthiques seuls à même de préserver ses vertus cardinales…

Source: http://majalis.seneweb.com/l-rsquo-argent-et-la-vertu-par-a-aziz-mbacke-majalis_b_8.html

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